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An interactive feminist scholarly journal - Une revue savante féministe interactive
ISSN 1481-5664


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Deux mille bonnes raisons de marcher !

Entrevue avec Diane Matte, coordonnatrice de
La Marche mondiale des femmes de l'an 2000

propos recueillis par Francine Descarries


Diane Matte, d'entrée de jeu, une question « fleuve », mais à laquelle je sais que vous avez l'habitude de répondre : Pourquoi la Marche mondiale des femmes de l'an 2000?


C'est une question fleuve en effet, c'est aussi une question lourde dans la mesure où La Marche est tant de choses à la fois. Ceci dit, il y a deux grandes raisons pour lesquelles je me suis personnellement engagée dans ce projet et que j'ai proposé à l'assemblée générale de la FFQ en 1995 de nous embarquer dans cette aventure. La première est pour faire connaître au niveau international, et de façon concrète, ce que les femmes proposent comme alternative sociale sur les questions de pauvreté et de violence faite aux femmes. La Marche représente une occasion unique pour mettre de l'avant des alternatives, pensées et souhaitées par les femmes du monde entier, et de les porter partout où des décideurs doivent en tenir compte. D'autant que, que nous le voulions ou non, sous ces deux grands chapeaux se posent toute la question des droits des femmes et celle de leurs conditions de vie.

La seconde raison à l'origine de mon engagement est un désir de mettre en évidence le mouvement des femmes et son potentiel de changement. Parfois, j'ai de la difficulté à dire lequel de ces deux objectifs est le plus important pour moi. Car, s'il ne fait aucun doute pour moi qu'il nous faut faire des gains politiques substantiels à l'occasion de la Marche, et que nous croyons effectivement être outillées pour faire des gains traditionnellement politiques, si l'on peut dire, il m'apparaît tout aussi important que la Marche devienne l'occasion de développer le potentiel de changement que représente la solidarité des femmes. À travers les échanges et les projets communs développés à travers la Marche, nous ambitionnons donc de susciter et de promouvoir de nouvelles solidarités entre femmes de tous les continents afin d'ébranler l'ordre établi.

Évidemment, la Marche n'est pas la seule action internationale qui a été proposée, à travers le temps, qui poursuit ces objectifs. Mais, à ma connaissance, c'est sûrement une des plus importantes, surtout si l'on considère l'ampleur que prend l'événement au moment où l'on se parle. C'est très clair que la Marche représente une occasion exceptionnelle de réseautage et qu'elle est l'occasion d'un apprentissage stratégique et politique unique. La dynamique qui est en train de s'y développer est inédite. Elle démontre à la fois combien les femmes individuellement et comme groupe sont au coeur du changement dans le développement de leur communauté et combien le mouvement des femmes organisé peut être un outil essentiel et efficace. En outre, la Marche offre aux femmes l'occasion de se voir sur « grand écran », de se voir comme mouvement international et comme force politique. Cela est je crois aussi très important pour que les changements adviennent pour les femmes partout à travers le monde.


Comment la Fédération des femmes du Québec en est-elle venue à considérer comme possible l'organisation d'un événement d'une telle envergure et possiblement d'une telle présence politique ?


Au départ il y a eu, bien sûr, des hésitations compte tenu de l'ampleur du projet envisagé. Mais, il faut aussi savoir que l'idée d'une marche mondiale des femmes a commencé à se pointer avant même que nous organisions la marche de 1995, Du pain et des roses. Rapidement, l'idée a souri à plusieurs femmes. Il faut ajouter que déjà lors d'un atelier au Forum de Beijing nous avions lancé l'idée auprès d'une soixante de femmes. Celles-ci avaient immédiatement dit oui au projet et trouvé fort intéressant que nous poursuivions sur cette lancée. Toutefois, il est certain que lorsque nous sommes arrivées avec cette proposition à l'assemblée générale de la Fédération des femmes du Québec à l'automne 1995, il y avait, disons, un certain essoufflement après l'organisation de la marche de 1995 et une inquiétude fort compréhensible face aux responsabilités que représentait l'organisation d'un autre événement du même ordre, mais d'une envergure encore plus grande. Ceci explique sans doute pourquoi l'assemblée générale de la FFQ nous a plutôt proposé à ce moment-là de nous pencher plus à fond sur la question de la faisabilité du projet. L'assemblée a donc décidé unanimement de mettre sur pied un comité dont la mission était de vérifier l'intérêt des femmes à travers le monde et d'établir une stratégie, si l'on peut dire, pour toucher plusieurs réseaux et faire circuler l'information. On se disait à l'époque que si nous avions 15 pays participants et au moins trois continents, il vaudrait la peine de poursuivre le projet, car nous ne voulions pas que La Marche ne soit qu'un pèlerinage des femmes du Nord, des féministes du Nord. Nous tenions à ce qu'il y ait, en autant que possible, une représentativité de tous les coins de la terre. Trois continents, quinze pays, ça nous apparaissait un bon départ. Nous avons donc lancé une bouteille à la mer avec une petite lettre pour présenter le projet. Assez rapidement, nous avons pu nous rendre compte qu'il y avait un énorme intérêt pour une telle initiative et son pouvoir de mobilisation.

Dans cette première bouteille à la mer, nous parlions de façon assez pointue de la question de la pauvreté comme thème possible de rassemblement. Il y avait bien eu des discussions préalables au Comité sur l'à-propos d'inclure la question de la violence faite aux femmes dans la stratégie de revendication. Mais, certaines craignaient alors que ce soit trop ambitieux d'aborder en même temps deux aussi grandes thématiques. On s'est donc dit qu'on allait proposer le thème de la pauvreté et qu'on allait bien voir les commentaires qui reviendraient. Dans l'ensemble, les réponses qui nous revenaient disaient : « oui nous somme intéressées à faire une activité élargie sur la question de la pauvreté, mais il ne faudrait pas non plus oublier la violence faite aux femmes ». Cette réaction me faisait particulièrement plaisir, puisque j'étais une de celles qui souhaitaient voir retenir les deux problématiques. Très rapidement la table a donc été mise. L'idée de la Marche soulevait beaucoup d'intérêt, nous avions l'appui de nos quinze pays et de nos trois continents, et il y aurait addition de la question de la violence faite aux femmes dans l'élaboration du « Cahier de revendications » de la Marche.

À l'assemblée générale de la FFQ à l'automne 1996, il y a donc eu adoption d'une proposition plus formelle demandant à la Fédération de trouver les ressources nécessaires pour organiser l'événement. Nous étions alors toutes conscientes que l'organisation d'un tel événement demanderait beaucoup de ressources et, qu'en dehors du travail de mobilisation politique, il faudrait aussi accorder beaucoup de temps et d'énergie à la résolution des questions pratico-pratiques.

Pour un complément de réponse, voir sur le site internet :
http://www.ffq.qc.ca/marche2000

Quelques statistiques sur la pauvreté des femmes :
Les femmes et la pauvreté (ICREF)
La femme et la pauvreté (Conseil national du bien-être social)
La pauvreté dans les régions métropolitaines du Québec
(Conseil canadien de développement social)




Et aujourd'hui, après trois ans, au-delà du travail de mobilisation et de la recherche de solidarité, quels sont les objectifs à court et moyen termes que cherche à rejoindre la Marche ?


Je dirais, et je reste ici dans des sphères pas très concrètes, que ce qui est devenu, à moyen termes, un important objectif est la constitution dans les divers pays participants de coalitions les plus diversifiées possibles pour organiser le projet de la marche. C'est le mode d'organisation que nous avons proposé aux femmes et, à mon grand étonnement, nous n'avons pas rencontré de fortes résistances. Les résultats obtenus sont en fait très encourageants. Évidemment, nous ne sommes pas toujours sur place pour vérifier jusqu'où les coalitions sont aussi larges et inclusives que nous pourrions le souhaiter. Mais, ceci dit, les informations que nous sont parvenues au moment où l'on se parle sont que la démarche suit bien sont cours. À ce jour, sur les 153 pays participants, 90 d'entre eux ont mis en place une structure nationale, regroupant souvent plusieurs organismes, pour coordonner leur participation à la marche mondiale des femmes et planifier leurs propres activités dans ce cadre. À la coordination, nous avons une liste des groupes participants puisqu'ils s'inscrivent directement avec nous. C'est donc nous qui fournissons les noms des groupes aux coordinations nationales pour qu'elles les invitent à se joindre à elles. Il y a eu jusqu'ici très peu de problèmes sous ce rapport. Il y a peut-être eu deux ou trois situations où des coordinations nationales nous ont indiqué qu'un des groupes en question poursuivait des objectifs contradictoires avec ceux poursuivis par la Marche. Dans ces cas isolés, il revient bien entendu aux coordinations nationales de prendre la décision. Évidemment, ce n'est pas nous qui allons dire qui va être exclu ou non du processus. Mais, en autant que les valeurs de base mises de l'avant par la Marche avaient, d'une part, été bien situées dans les premiers échanges avec les groupes et que, d'autre part, nous avons comme principe de respecter, de valoriser la diversité dans l'organisation de la marche pour faire en sorte de rejoindre la diversité générale des femmes, une fois les valeurs et les objectifs de base partagés, le processus s'est relativement bien déroulé. Pour certains pays cela a représenté une nouvelle façon de fonctionner, mais plusieurs femmes nous ont dit combien la démarche leur est apparue intéressante, non seulement parce que cela a donné des résultats intéressants pour organiser la Marche, mais encore parce que cela leur a permis d'avancer sur bien d'autres sujets également. Il va sans dire qu'une telle dynamique donne une portée et une profondeur inattendues à l'organisation de l'événement.

Pour un complément de réponse, voir sur le site internet :
http://www.ffq.qc.ca/marche2000/fr/statgroup.html




Quelles ont été les étapes critiques traversées par La Marche au cours des années ?


Je dirais que la première étape a été de prendre conscience qu'avant même de parler d'un événement d'envergure mondiale, il nous fallait nous assurer que notre problématique était d'envergure mondiale. Particulièrement, les femmes vivant dans le Sud devaient se sentir interpellées par l'action que l'on préconisait. Il s'agissait là de notre premier défi. Notre deuxième défi a été d'identifier une plate-forme commune sur laquelle bâtir notre projet de Marche mondiale. Une rencontre tenue en 1998 a été un moment charnière de ce point de vue. Il est clair que si à ce moment-là les femmes nous avaient dit que notre projet ne faisait pas sens ou que nous étions en train de leur imposer notre vision, nous n'aurions pas eu leur appui et n'aurions pas pu continuer. Au moment de cette réunion, on ne parlait pas encore de coordinations nationales, parce qu'il y en avait très peu. L'invitation à la réunion avait donc été adressée aux groupes participants. Venues d'une soixantaine de pays, près de 150 femmes ont alors participé aux discussions. Au cours des discussions, il y a eu quelques bons grincements de dents quant au processus et à la démarche à adopter, mais dans l'ensemble les femmes ont été très satisfaites des résultats de la rencontre. Chacune s'est sentie et se sent encore rejointe par l'un ou l'autre des aspects de la Marche et des grandes revendications mises de l'avant. Un tel résultat n'allait pas de soi en raison de l'immense diversité qui marquait ce regroupement de représentantes de 65 pays différents. Je suis certaine que si nous étions allées dans l'articulation détaillée de chacune des revendications, nous ne serions pas sorties de là après deux jours. Mais, comme nous sommes restées dans des termes assez généraux pour rejoindre tout le monde, la démarche a malgré tout été relativement facile et surtout enrichissante comme processus et comme dynamique. Cette réunion nous a donc permis de traverser une deuxième étape importante. La troisième étape, celle que nous traversons présentement, nous renvoie un autre défi, soit celui d'amener les groupes et les coordinations nationales à actualiser concrètement leur implication dans la Marche et à travailler, sur le plan national, à identifier les revendications touchant la pauvreté et les violences faites aux femmes qui les concernent le plus directement et à organiser des activités de mobilisation dans leur pays pour les gagner. Enfin, si nous avons présentement 80 pays où il y a des coordinations nationales, nous ambitionnons de voir ce chiffre atteindre la centaine. Certes, pour toutes sortes de raisons, ce ne sont pas tous les pays où les femmes pourront s'organiser en coordination nationale. Cependant, il est bien évident que la présence d'une coordination permet d'entreprendre des actions concertées et porteuses d'un plus fort potentiel de changement. C'est pourquoi nous en encourageons fortement la mise en place.



Est-ce que le problème du financement a été particulièrement déterminant ?


Oui et c'est là un autre défi de taille. En fait, la recherche de financement est un problème pour tous les groupes communautaires, mais l'embûche est encore plus grande lorsqu'il s'agit d'organiser des événements spéciaux parce que les délais sont souvent courts, ou relativement courts, et que l'organisation de l'événement doit se faire en même temps que la recherche de financement. On se sent toujours coincé entre le besoin d'aller plus loin, d'avancer dans l'organisation et la capacité financière de le faire. En fait, c'est la situation que nous avons vécue lors de l'organisation de la marche Du pain et des roses en 1995 et qu'ont connue plusieurs autres événements. En d'autres mots, on se rend vite compte que s'il n'y a pas un bailleur de fonds qui est prêt à prendre le risque avec toi, l'événement ne pourra être réalisé. Pour aller de l'avant, il te faut effectivement un engagement, des appuis. C'est ainsi qu'à l'automne de cette année, nous avons interpellé plus particulièrement le gouvernement fédéral qui, jusque là, avait plus ou moins investi dans la Marche, alors qu'il en serait sûrement l'un des bénéficiaires en tant qu'acteur principal sur le plan international. Dans le présent cas, nous avons fait appel à son aide afin de nous permettre de passer un cap difficile et de relever le défi que représentait l'organisation d'une manifestation d'une telle envergure internationale et la sollicitation auprès des bailleurs de fonds au niveau international. Dans un cas comme dans l'autre, la Fédération avait peu d'expérience en la matière.

Au départ, nous nous étions donné comme objectif de recruter rapidement des bailleurs de fonds et on y accordait une grande importance. Mais, l'expérience nous a démontré que ça ne se passait pas nécessairement comme cela au niveau international. De toute évidence, il est assez difficile d'avoir accès de façon concluante à des bailleurs de fonds au niveau international, alors que tu n'as pas encore fait tes preuves. Il faut déjà qu'un certain travail de mobilisation ait eu lieu pour les intéresser. Il faut qu'ils aient entendu parler de la Marche à travers les institutions et les gens avec lesquels ils travaillent et pas uniquement à travers nous pour que les demandes financières que nous leur adressons aient une certaine résonance.

À l'heure actuelle, je pense que nous commençons à avoir une meilleure visibilité et une meilleure crédibilité qui, je l'espère, vont se révéler rentables dans les prochains mois. Probablement d'ailleurs que plus on se rapprochera de l'événement, plus les bailleurs de fonds auront tendance à se manifester. Mais, pour le moment, le défi reste de les intéresser, de les mobiliser par rapport à l'agenda de la Marche et de leur démontrer son ancrage dans les différentes parties du globe, et en particulier dans les pays du Sud.



Quelles sont à ce jour, les réalisations dont vous êtes le plus fière en tant que coordonnatrice de la Marche ?


Sans hésitation, la création des coordinations nationales. C'était notre objectif de départ, mais nous ne savions pas si les femmes accepteraient de suivre. C'est pour notre équipe de travail une réalisation intéressante. Nous avons également produit plusieurs documents d'information et de mobilisation qui méritent d'être mentionnés. Nous avons notamment publié en français, en anglais et en espagnol un recueil intitulé Pas à pas pour changer le monde. Ce document réunit des témoignages et des références pratiques sur les luttes menées par une cinquantaine de groupes de femmes à travers le monde. Je crois que ce sera un outil fort utile d'éducation, de formation, et de mobilisation et j'ai hâte de voir ce que les femmes vont en penser, quelle utilisation elles vont en faire. Je considère qu'un tel document offre un fort potentiel d'apprentissage et de sensibilisation. Il devrait permettre de démontrer que la Marche s'inscrit dans un mouvement de femmes qui déborde largement nos frontières et veut profiter des expériences mises en place un peu partout à travers le monde. Je pense notamment qu'il est opportun que des femmes d'ici voient combien les réponses qu'elles apportent à différents problèmes sont similaires à celles imaginées par les femmes du Sud quand elles sont placées devant la violence faite aux femmes, la violence conjugale, le trafic sexuel, la pauvreté, la non-reconnaissance du travail des femmes, et j'en passe. C'est intéressant de voir se profiler les similitudes dans les interprétations et dans les actions et de penser que cette convergence est le résultat des années de militantisme et de féminisme que nous avons derrière nous. En regroupant plusieurs de ces expériences au sein d'un même document, nous cherchions donc à inspirer, à nous inspirer tout en demeurant collées aux réalités qui confrontent les femmes à travers le monde. Nous n'avons pas cherché à faire une encyclopédie des actions des femmes à travers le monde, mais nous avons surtout voulu donner le goût aux unes et aux autres de mieux connaître les femmes d'ailleurs et leurs expériences de manière à renforcer les liens entre nous et de manifester, au-delà des divergences socio-culturelles, les expériences qui nous lient et nous rassemblent.



Comment arrivez-vous au niveau des revendications et de l'organisation des événements à articuler les différences culturelles entre les groupes participants ?


Vraisemblablement, je dirais que la première réponse à cette question est la transparence et le fait d'accepter, à l'avance, que nous puissions faire des erreurs. Depuis le début, nous avons choisi d'être le plus transparentes possible, autant sur ce que l'on sait et que l'on veut faire, que sur ce que l'on ne sait pas. Si je pense à la façon dont nous avons procédé en 1998 pour l'adoption des revendications mondiales de la Marche, je pense que nous avons été très transparentes dans les communications avec les femmes. Malgré cela, nous avons fait des erreurs et nous nous le sommes fait dire d'ailleurs, mais nous devons vivre avec ça.

Il est clair que selon la personne à qui l'on poserait la question, le niveau de satisfaction quant à la plate-forme qui a été adoptée pourrait varier. Mais, je serais tentée de dire que ce ne sont pas nécessairement les différences culturelles qui ont été à l'origine des difficultés que nous avons rencontrées. Je dirais plutôt que celles-ci sont davantage liées à la façon dont chacune d'entre nous conçoit la stratégie politique. En raison du type d'événement que nous organisons, il est incontestable que, du début à la fin, nous avons à nous organiser pour travailler avec ces réalités.

Ainsi, je pense en particulier à ce groupe des Philippines qui nous indiquait combien elles auraient préféré que la plate-forme de la Marche soit construite de la base vers le haut et demeure ouverte le plus longtemps possible pour favoriser l'intervention des nouveaux groupes qui seraient arrivés au fil des mois. Elles étaient déçues que les documents soumis à la réunion de travail du Comité de liaison international, en novembre dernier, résumaient déjà un ensemble de décisions. Elles en ont conservé l'impression que tout avait été décidé à l'avance et qu'il était déjà trop tard pour intervenir. Évidemment une réaction comme cela renvoie à une question de choix stratégique. Or, selon notre expérience, il nous apparaissait impensable, avec un événement comme la Marche mondiale, de maintenir la plate-forme ouverte jusqu'à la fin. Pour être efficace, il nous est effectivement apparu qu'il fallait, à un moment donné dans le temps, s'entendre sur celle-ci et mettre davantage l'accent sur le travail de mobilisation. En même temps, il est évident que ces femmes n'avaient pas tout à fait tort lorsqu'elles constataient que la plate-forme avait été adoptée alors qu'il y avait beaucoup moins de groupes d'impliqués. Mais, en l'occurrence dans le but de mobiliser le plus grand nombre de femmes possible, notre priorité a été d'arriver à identifier des revendications sur lesquelles il existait déjà un certain consensus et dans lesquelles nous souhaitions que les femmes puissent se reconnaître un peu partout dans le monde. Pour arriver à cet objectif, nous nous sommes largement inspirées des demandes qui sont celles traditionnellement portées par le mouvement des femmes et de grands principes qui ont déjà été adoptés par l'ONU, mais qui trop souvent hélas demeurent inappliqués et ne se répercutent pas de façon concrète dans la vie quotidienne des femmes. C'est évident que si nous avions eu dix ans pour construire cette plate-forme, nous nous y serions prises différemment. Nous aurions pu pousser beaucoup plus loin la réflexion collective préalable, mais dans les délais qui étaient les nôtres, il fallait évidemment partir avec des éléments qui avaient déjà fait l'objet de certaines discussions. Il n'aurait pas été possible de repartir de zéro, bien que je comprenne très bien la logique politique que sous-tend la critique qui nous a été adressée, comme je conçois qu'un autre événement puisse être organisé de façon tout à fait différente. Ceci dit, ce groupe de femmes est encore avec nous et travaille activement sur le projet de la marche. L'inquiétude de ces femmes était que l'on cherche à leur imposer une façon de dire et de faire. Je pense que nous avons pu contourner cette difficulté en faisant comprendre aux groupes impliqués que s'il existe une base commune générale au niveau international, il était possible et même nécessaire au niveau national que les coordinations et les groupes misent sur leurs propres spécificité et priorités pour organiser leurs stratégies de consultation et d'action.

Une autre dimension stratégique à laquelle nous avons été confrontées était de gérer, tout en atteignant nos objectifs de mobilisation large, la question de la diversité politique. Il co-existe, en effet, plusieurs conceptions sur la façon de construire un mouvement politique le plus large possible sans diluer ou compromettre sa mission et ses objectifs. Les débats qui ont entouré le traitement réservé aux revendications des lesbiennes dans la plate-forme mondiale nous aura permis de voir cette diversité à l'oeuvre. En effet, rencontres après rencontres, plusieurs critiques nous ont été adressées en raison du traitement que nous avons réservé aux revendications des lesbiennes dans la plate-forme mondiale. Pour certaines, il apparaissait inacceptable que la Marche accepte que les deux revendications touchant la violence à l'égard des lesbiennes soient sujettes à une adoption pays par pays, alors que d'autres déléguées affirmaient ne pas être en mesure de s'engager à les défendre publiquement dans leur pays. Pour les premières, cette possible non-adhésion par certains groupes ou coordinations nationales à ces revendications aurait dû faire l'objet d'une exclusion automatique, alors que pour nous l'objectif était plutôt, sans accepter de faire le silence sur ces revendications, de trouver un terrain, une procédure qui permettrait à tout le monde de se sentir à l'aise et d'agir collectivement, autant les lesbiennes que les femmes qui, souvent pour des raisons culturelles ou politiques, ne sont pas, à ce moment-ci, prêtes à dire publiquement qu'elles sont d'accord avec les revendications des lesbiennes. Même si pour les unes comme pour les autres, la solution adoptée est le résultat d'un compromis, je pense que l'expression des divergences a néanmoins permis de faire avancer le débat et a été l'occasion d'une réflexion qui n'aurait pas eu lieu autrement. À ma connaissance, il n'y a pas de groupes qui se soient retirés de la Marche suite à l'atteinte de ce compromis, mais je sais, par ailleurs, que certains ont décidé pour cette raison d'y prendre une part moins active.



Justement, comment est-on arrivé à tenir compte de la contribution théorique, du travail politique et de l'expérience des lesbiennes dans l'élaboration de la plate-forme internationale de la Marche ? Est-ce que cette question est encore au coeur des discussions et les ententes intervenues ont-elles permis de désamorcer ce qui pouvait représenter un conflit potentiel dans le cadre de l'organisation de la Marche ?


En lien avec ce que je viens de dire, je pense que le conflit potentiel a été assez bien désamorcé. Je pense que la poussière est retombée, ne serait-ce que parce que le temps fait bien les choses. Ainsi, les cinq déléguées de la coordination nationale du Québec avaient un mandat de soutenir les revendications des lesbiennes, mais elles avaient aussi un mandat d'écoute par rapport à ce qui se passait. Pour ma part, je crois que les cinq déléguées du Québec, comme plusieurs autres femmes qui étaient dans la salle au moment des discussions, ont surtout cherché à trouver une manière de faire qui nous permette à la fois de continuer à travailler ensemble sur la marche mondiale et de continuer à parler des droits des lesbiennes. On peut voir les résultats de ces échanges en lisant le passage du texte de la plate-forme où les revendications sont clairement énoncées, mais accompagnées d'un commentaire mentionnant la possibilité pour certains pays de faire abstraction de ces revendications dans leurs communications internes. En l'absence de ce compromis, je ne sais pas combien nous aurions de pays avec nous à ce stade-ci. Malheureusement, je pense que ce serait beaucoup moins.

Par contre, il me semble qu'un résultat positif est sorti de cette négociation, puisqu'il a été décidé que la Marche produirait un document d'information sur les droits des lesbiennes. Ce document a été envoyé à tous les groupes participants à travers le monde accompagné d'un coupon d'adhésion invitant les groupes, qui sont d'accord avec l'ensemble des revendications de la Marche, à nous le signifier. Selon moi, c'est très intéressant et politiquement valable de pouvoir maintenir les liens avec le plus grand nombre possible de groupes de femmes, plutôt que d'en arriver à couper le contact et à se priver d'occasions d'échanges.

Par contre, en tant que lesbienne moi-même, je peux très bien comprendre à quel point il est décourageant, pour ne pas dire épeurant, de voir comment certaines femmes parlaient du lesbianisme lors de la rencontre de novembre 1998. C'est dans de telles occasions que se manifeste toute l'étendue de la méconnaissance et l'impact des diktats historiques ou socio-culturels. Quand tu vis à Montréal ou au Québec, dans une société somme toute assez ouverte, il est difficile de s'imaginer les formes extrêmes que peut prendre la réprobation sociale du lesbianisme dans certains pays. C'est lorsque tu entends des commentaires qui associent l'homosexualité à la sorcellerie ou à la démonisation, que tu réalises toute la distance, tous les tabous qui peuvent nous séparer les unes des autres et combien nous pouvons vivre dans des mondes différents. Une des révélations frustrantes qui a accompagné la préparation de la marche a justement été de voir à quel point, dans certains pays, sur des questions telle l'avortement, la polygamie, l'orientation sexuelle ou encore l'autorité paternelle et maritale, des femmes elles-mêmes très progressistes ne peuvent profiter des gains réalisés par les femmes d'ailleurs. C'est là que tu apprécies la relative ouverture d'esprit de la population québécoise.



Comment concevez-vous que la marche sera utilisée stratégiquement par les femmes dans les différentes communautés locales à travers le monde ? Quelles sont les raisons que vous ont données les femmes dans différentes régions pour adhérer à la marche ? Est-ce que les raisons invoquées se ressemblent à travers le monde ?


Je pense que les Africaines, mais également les femmes des autres pays du Sud, en particulier les femmes d'Amérique latine, sont très heureuses de sentir qu'elles ne sont pas les seules à se battre contre la pauvreté et qu'elles ne sont pas les seules à devoir livrer le combat contre ce fléau. Et même s'il est évident que l'on ne vit pas ici l'extrême pauvreté, comme dans leur cas, il reste que des solidarités réelles et profondes peuvent se développer autour de cette lutte, alors qu'un travail politique doit être fait. Le Nord doit, en effet, prendre conscience que cette extrême pauvreté du Sud est largement le résultat d'abus, d'exploitation du Sud et de leurs ressources. Contribuer à cette prise de conscience est sans doute l'une des principales tâches stratégiques que doit accomplir la Marche.

Les femmes des différents pays doivent aussi profiter du momentum et de l'occasion de rassemblement que crée la Marche pour faire connaître les luttes qu'elles mènent dans leur pays respectif. Nous insistons beaucoup sur ce dernier aspect. Plusieurs groupes participants ont intégré cette dimension dans leur plan de travail et se sont donné comme objectif de travailler ensemble, mêmes si cela représentait une première. Ils y voient une occasion unique pour profiter de la synergie engendrée par le rassemblement de femmes déjà impliquées dans différents mouvements sociaux dans leur pays pour entreprendre un travail de consolidation, sinon de reconstruction. Je pense, entre autres, à cette situation au Brésil où à l'occasion de marches organisées par les mouvements syndicaux, pour s'opposer à une politique gouvernementale fortement alignée sur les ajustements structuraux que la Banque Mondiale exige, les femmes se sont regroupées sous la bannière de la Marche mondiale pour se joindre à ces manifestations. Je trouve intéressant que sous la bannière de la Marche, le mouvement des femmes a été rendu visible comme entité au sein de ce vaste mouvement social. Lors d'une visite l'année dernière à Sao Paulo et à Rio de Janeiro, les femmes me disaient justement combien, dans les dernières années, le mouvement des femmes brésilien avait été éclaté, morcelé et diversifié et qu'elles entendaient utiliser la Marche comme un catalyseur pour tenter de rassembler à nouveau le mouvement des femmes. Il est difficile de demander mieux en terme d'impact politique puisque, dès le début, nous avons voulu que la Marche ait une résonance locale, que les groupes qui s'y engagent sentent que la Marche leur appartient et qu'ils l'utilisent à leurs propres fins pour faire avancer la cause des femmes dans leur pays respectif.



Quelle est votre vision de l'avenir de l'événement et de ses retombées dans 5 ans?


Mon plus grand rêve est que l'on arrive à trouver une façon de maintenir le « réseautage » des femmes qui est en train de se tisser dans le cadre de la Marche, mais sans que cela devienne une grosse structure très compliquée. Pour y arriver, il faut que d'ici le 17 octobre prochain cette solidarité, cette vitalité se fasse de plus en plus sentir. Après, il faudra entretenir les contacts entre nous et conserver une position critique par rapport à ce qui se passe dans la société. Déjà de nombreux groupes de femmes engagés dans le projet de la Marche, sont passablement critiques à l'égard de différentes positions adoptées, entre autres, par les Nations Unies. La marche mise sur ce capital d'influence et vise à rapprocher les femmes de la base du travail qui se fait au niveau international de sorte qu'un plus grand nombre d'entre elles y participent. Une telle concertation apporterait, à mon avis, beaucoup d'eau au moulin, non seulement en termes de nouvelles idées, mais encore en termes de possibilités de changement puisque l'accent serait vraisemblablement mis davantage sur des actions et des stratégies concrètes que sur des mots.

Je pense que la Marche représente en ce sens un jalon important et qu'elle servira à faire réaliser sur le plan international qu'il y a moyen de faire bouger les choses.



Est-ce que vous pensez que pour les femmes de certaines régions ou de certains pays, le fait d'avoir été impliquées à la marche va leur donner un peu plus de pouvoir ?


Je le souhaite. Évidemment ce ne sera qu'après que les retombées de l'événement pourront être évaluées, qu'il nous sera possible de voir jusqu'où les femmes ont pu l'utiliser à cette fin. Dans les pays où sévissent des dictatures ou la corruption, il n'est pas évident de prévoir l'utilisation qu'elles pourront en faire. Mais, si je me souviens bien, un des premiers principes de base de l'organisation communautaire est de miser sur l'effet de vague, d'influence que peuvent entraîner certaines actions. De sorte que même si la Marche n'atteint pas la même efficacité politique partout à travers le monde, elle risque tout de même d'engendrer en d'autres endroits des résonances, imprévisibles maintenant, à court et à moyen termes.



Pourriez-vous me dire comment la question de la mixité s'est posée au sein de l'organisation et de la participation à la Marche ?


La question se pose effectivement, comme elle se pose à l'occasion de tous les grands rassemblements organisés par le mouvement des femmes. Nous en avons justement discuté au dernier Comité de coordination, car nous savons fort bien que cette question là peut soulever bien des débats, et même bien des chicanes. Et cela, même si dans le fond, tout le monde sait que les différentes manifestations à travers le monde, comme le rassemblement de New York, seront surtout fréquentées par des femmes. Évidemment, l'idéal serait que les hommes, tout comme les femmes adhèrent aux objectifs de la plate-forme. Dans cette optique, les hommes comme les femmes du monde entier sont fortement invités à participer à la campagne de signatures en appui aux revendications mondiales de la Marche mondiale des femmes en l'an 2000. L'objectif est de 10 millions de signatures à travers le monde.

Il est possible de participer à cette campagne en signant la carte d'appui
via le site web de la Marche à l'adresse suivante :
http://www.ffq.qc.ca/marche2000/fr/carte.php3


De même, si les hommes sont invités à participer au rassemblement à New York, il est clair que l'on ne s'attend pas à ce qu'il y ait plus de gars que de filles. Si tel était le cas, il faudrait se poser de sérieuses questions sur notre organisation. C'est bien clair que lorsque nous parlons du rassemblement devant l'ONU ou des marches que nous souhaitons voir organiser dans les rues de New York, il nous importe qu'il y ait une forte prépondérance de femmes de même qu'une grande visibilité de femmes provenant de toutes les parties du monde. Nous comptons beaucoup sur la présence de la délégation internationale de la Marche pour nous assurer que l'événement ne sera pas interprété comme un rassemblement new-yorkais ou nord-américain, mais bel et bien comme un rassemblement mondial. Ceci dit, pour nous le principe directeur auquel nous adhérons est que le leadership de la Marche doit demeurer entre les mains des femmes et non pas d'empêcher les gars d'y participer. Pour ma part, je pense qu'il est important que les hommes se sentent interpellés et que certains d'entre eux s'impliquent publiquement, entre autres, en venant au rassemblement, même si je sais que, pour toutes sortes de raisons, certaines sont d'opinion contraire.




En terminant, pourquoi avoir choisi le 8 mars pour lancer la marche internationale des femmes ?


Parce que ça tombait sous le sens que la Journée internationale des femmes soit choisie pour marquer le début des activités. Mais aussi, il nous importait que les gens comprennent que la Marche n'est pas seulement un événement ponctuel, une grande manifestation d'une journée, mais bien une démarche militante et stratégique à moyen et long termes. Nous voulions donc qu'un laps de temps relativement long, on parle ici du 8 mars jusqu'au 17 octobre, on parle donc de cinq mois, s'écoule entre le lancement et le rassemblement à New York. En choisissant la journée internationale des femmes, on voulait aussi mettre l'accent sur la dimension internationale de la Marche, puisque le 8 mars est probablement la journée où prend place le plus grand nombre de manifestations féministes.

En fait, cela m'embêterait davantage de répondre à la question : pourquoi avoir choisi le 17 comme moment culminant de l'activité ? La réponse serait alors moins évidente et plus circonstanciée, bien que le 17 octobre soit la Journée internationale pour l'élimination de la pauvreté puisque la Marche n'est pas strictement sur la question de la pauvreté. On aurait aussi pu retenir le 25 novembre, puisque de plus en plus de pays reconnaissent cette date comme la Journée internationale contre la violence faite aux femmes. En fait, si nous avons arrêté notre choix sur le 17 octobre 2000 c'est essentiellement parce que l'assemblée générale de l'ONU siège à cette période et que nous voulons y faire entendre haut et fort la parole des femmes sur les questions de la pauvreté et de la violence faite aux femmes.



Merci Diane Matte. Nous sommes de tout coeur avec vous dans la poursuite de vos activités.

N'oubliez pas de vous rendre sur le site de la Marche pour ajouter votre nom à la pétition qui sera présentée à New York le 17 octobre prochain pour exiger de l'ONU et de ses états membres l'élimination de la pauvreté et de la violence faite aux femmes. Nous comptons sur vous pour recruter d'autres signataires !
http://www.ffq.qc.ca/marche2000/fr/carte.php3





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